lundi 21 décembre 2015

Sur la sensation


« Nous venons au monde avec une grandeur, 
une plénitude, une surabondance. »
Luis Ansa







Le recours à la sensation et à l’éveil sensitif du corps est fréquent dans la plupart des voies spirituelles — que ce soit dans l'hindouisme, dans l'hermétisme chrétien ou dans les différents chamanismes qui existent — mais Luis Ansa en a fait un des éléments fondamentaux de la voie du Sentir. L’éveil de la sensation permet ainsi d’amorcer une relation d’amour avec le corps et de pouvoir peu à peu « s’habiter ».

« Je vais vous donner un exemple très simple de ce qu’est la voie du sentir : en ce moment, je sens ma main. Vous pouvez faire pareil.
Je ne pense pas ma main, je la sens. Là, c’est binaire : je la sens ou je ne la sens pas. En cet instant, la sensation que j’ai de ma main est beaucoup plus réelle que toutes les pensées que je peux avoir sur elle. Vous comprenez ?
L’être que je suis ne se trouve donc pas localisé dans mon cœur, ma rate ou mon cerveau, l’être est où il y a conscience d’être.
Et je ne fais pas cela pour obtenir quelque chose, je le fais pour occuper mon état d’être. Parce que j’ai un être et vous aussi, vous avez un être. Mais il se peut que votre être soit désoccupé de vous, qu’il soit vide. Votre être est là, en vous, habitez-le ! Ne le laissez pas vacant.
J’ai un nom, une carte d’identité, oui, mais qui occupe mon être à l’intérieur ? Qui ? Si on me dit quelque chose de désagréable, je me fâche ; si on me flatte, je gonfle comme un crapaud. Je n’existe pas, je ne suis qu’une marionnette actionnée par les impacts extérieurs. »


La voie du Sentir est une invitation à revenir à l’être et si la sensation est un élément particulièrement important, c’est aussi parce que la sensation nous est familière.
La sensation n’est pas quelque chose de magique ou d’extraordinaire. Elle n’est pas un objet extérieur qui pourrait se transmettre d’une personne à l’autre ou que l’on pourrait acquérir. On n’a pas besoin d’être initié à « l’éveil de la sensation » que ce soit dans une relation individuelle ou dans un groupe comme certaines personnes essayent parfois de le faire croire. La sensation, c’est notre propre senti. Tout le monde l’a déjà. Tout le monde peut l’expérimenter spontanément.
C’est pour cette raison que la sensation est utilisée dans de nombreuses voies spirituelles car elle est un point d’appui que tout le monde connaît. En mettant notre attention sur la sensation, elle nous amène directement à la présence. Et c’est à partir de notre présence sensitive éveillée que l’on va pouvoir observer toutes nos identifications et tous nos conditionnements afin de s’en libérer.
L’éveil de la sensation est une pratique constante dans la voie du Sentir, comme Luis en témoignait.

« Je suis dans le sentir 24 heures sur 24. Je rentre à la maison, ma femme me parle, je suis dans le sentir. Je touche un chat, je suis dans le sentir. Je vais me faire un œuf au plat dans la cuisine, je suis dans le sentir. Je vais me laver, je suis dans le sentir.
C’est à partir de là que je suis inébranlable. Parce que le sentir ne projette pas. Il ne se préoccupe de rien, réussir ou ne pas réussir ne le concerne pas.
(…) Si je ne suis pas dans le sentir, si la sensation n’est pas éveillée en moi, je suis en manque. Mais je suis en manque de quoi ? En manque d’ancrage, en manque de terre.
Dans cet ancrage, je ne suis plus une marionnette parce que dans le sentir, je ne projette pas. Ma sensation étant éveillé, je ne me préoccupe pas de savoir si je vais réussir ou pas, le sentir se contrefout de réussir. »

La pratique de la sensation est discrète. Lorsque quelqu’un éveille sensitivement son corps, cela ne se remarque pas spécialement.
C’est pour cette raison que Luis Ansa appelait cette pratique « l’art du secret ». Parce qu’elle se fait dans le secret de soi-même et non pas de façon ostensible.
« L’art du secret » n’a bien sûr rien à voir avec l’idée que la voie du Sentir devrait rester secrète ou réservée à quelques personnes seulement. Il n’y a que la personnalité qui pourrait avoir une pareille idée.
Durant les dernières années de sa vie, Luis Ansa n’a eu de cesse de vouloir faire connaître cette voie et ses pratiques.




dimanche 24 mai 2015

le livre « Luis Ansa, la voie du Sentir »

le livre « Luis Ansa, la voie du Sentir »

A la fin des années quatre-vingt-dix, Luis Ansa confia à Robert Eymeri le soin d'écrire un ouvrage pour présenter et diffuser cet art de vivre qu'il appelait la voie du Sentir
Un travail de collaboration, avec des rendez-vous réguliers, se mit alors en place et dura plus d'une dizaine d'années. 
Cet ouvrage, intitulé « Luis Ansa, la voie du Sentir », est paru aux Editions du Relié en avril 2015.
Ce livre est entièrement basé sur des enregistrements de la parole de Luis Ansa qui s'étalent sur les vingt dernières années de sa vie et qui regroupent des conversations en tête à tête, des interviews et des séances de travail.
La plupart des propos rapportés ont été corrigés par Luis Ansa lui-même.
Ce livre offre ainsi les principaux outils et pratiques de la voie du Sentir présentés par son fondateur.






Sommaire

Page
13 :    Introduction : Un art de vivre pour aujourd’hui                                            
19 :    Première partie : Entretien sur le seuil                                                          
21 :    I             Le parfum de l’Ami                                                                           
43 :    II           Le semblable attire le semblable                                                       
61 :    III          La Sainte Conciliation                                                                     
83 :   IV          Qu’est-ce que vous attendez pour décrucifier Jésus ?                   
103 :  V            Quelques pas dans le Jardin                                                     
121 :  Seconde partie : La voie du sentir                                 
123 :  VI          Dans la cuisine des maîtres                   
137 :  VII         Découverte de la sensation                     
145 :  VIII       Exploration de l’attention                          
155 :  IX          Ne plus être un prédateur d’énergie, ni une proie énergétique   
165 :  LA.                                                   
167 :  X            La sensation, une alliée                                   
181 :  XI          Un nouveau regard sur l’être humain                       
203 :  XII         Devenir creux et se nourrir d’impressions            
223 : XIII       Être ou ne pas être identifié, telle est la question    
245 : XIV        Et si le secret des secrets, c’était la relation !         
263 : XV         Les trois pouvoirs                                            
283 : XVI        Considérer l’autre et se rappeler soi-même       
301 : XVII      Et si l’on parlait d’amour                                   
319 : XVIII     Qu’est-ce que la mémoire ?                              
339 : XIX       La mémoire, encore                                        
353 : XX         Une nouvelle Genèse                                     
361 : XXI       Réhabiliter le féminin                                             
384 : XXII      Cultivez le positif et alchimisez le négatif            
405 : XXIII    Créez et protégez votre espace intérieur                  
421 : Le jugement de Mulla Nasrudin                                         
423 : XXIV     Ne vous occupez pas des autres, occupez-vous de vous !   
431 : XXV      Les demeures de l’Aigle                                   
454 : Histoire à méditer                                                 
457 : XXVI     L’ovulation des Alliés                                  
471 : XXVII   J’ai besoin de la parole de la femme    
484 : Constater « ce qui est »                                            
487 : XXVIII  Vivre dans le sentir                                      
497 : XXIX     Le départ de l’Ami   
501 : Bibliographie de Luis Ansa                                               

samedi 23 mai 2015


Extrait du chapitre 1 :  
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015

Chapitre I
Le parfum de l’Ami





Il avait plu toute la nuit. Lorsque je me suis levé, un timide rayon de soleil jouait sur les toits d’ardoises grises qui s’étalaient devant ma fenêtre. Un vent froid soufflait entre les immeubles. Le climat de cette ville était toujours aussi déprimant, même au printemps.
Je me suis fait un thé, pensant à l’homme que je devais rencontrer, en début d’après-midi. Je ne le connaissais pas. Je venais de fonder une maison d’édition avec un ami et nous désirions rééditer un ouvrage qu’il avait écrit quelques années auparavant et qui s’intitulait : « Le Quatrième Royau­me ».
On me l’avait présenté comme un homme de connaissance ou, selon la terminologie d’aujourd’hui, comme un être éveillé. Cette notion d’éveil n’appartenait pas à notre culture occidentale mais elle s’était peu à peu imposée dans le monde de la spiritualité contemporaine pour désigner des témoignages issus d’une expérience directe et non d’une érudition. Et c’était précisément ce type de parole que nous désirions publier et faire connaître.
Je me disais, tout en buvant mon thé, devant ce ciel qui s’assombrissait de minute en minute, que cette rencontre pouvait être aussi une opportunité pour poser à cet homme quelques questions personnelles. Pourquoi ce monde était-il si violent ? Était-il possible de sortir de ce manque et de cette insatisfaction que je ressentais malgré le confort dans lequel je vivais ?

Luis Ansa était peintre et c’est dans son atelier qu’il m’avait donné rendez-vous, au fin fond d’un quartier populaire de Paris.
Le premier souvenir que je garde de notre rencontre, c’est le vieil escalier de bois aux marches usées par le temps que je gravis lentement pour arriver devant sa porte, puis cette petite plaque en plexiglas, vissée contre le mur, sous la sonnette, où était gravé « Atelier Ansa » et son sourire lorsqu’il m’ouvrit la porte.
L’homme était impressionnant, de charme et de beauté, tout habillé de blanc, jusqu’aux chaussures. Je lui ai donné la quarantaine (j’appris des années plus tard qu’il était bien plus âgé). Un visage d’une grande douceur, des lunettes imposantes qui ne pouvaient cacher un regard profond dans lequel il m’avait déjà enveloppé. Ses longs cheveux noirs, coiffés en arrière, dégageaient un front large et puissant. Il m’invita à entrer d’une façon si cordiale qu’il me donna l’impression d’être déjà l’un de ses amis.
De grandes verrières éclairaient une vaste pièce au parquet de bois. Sur ma gauche, un vieux fauteuil et une télévision. Quelques meubles, des étagères, des commodes sur lesquelles se trouvait un gentil fouillis de tubes de peinture, de flacons mystérieux, de pots en tout genre… Sur ma droite, une grande planche, posée sur des tréteaux, faisait office de table autour de laquelle étaient disposées plusieurs chaises. Derrière, une petite bibliothèque, emplie de livres. Des peintures de fleurs et de femmes nues couvraient les murs, ce qui eut pour effet de me mettre instantanément à l’aise. Non, je n’étais pas en présence d’un homme austère tel que la religion nous y avait habitués lorsqu’il était question de spiritualité.
Une musique de Bach, très douce, accompagnait le grand calme qui régnait dans l’atelier. Nous n’étions que tous les deux. Il commença par m’offrir un café que j’acceptai avec plaisir. La réédition de son livre fut réglée en quelques minutes. Au second café, je lui demandai s’il lui était possible de me parler de son parcours et de son travail afin d’écrire une introduction au livre. Après son accord, j’installai un micro entre nous et lui posai une première question. J’ignorais encore que cette introduction ne serait jamais publiée mais que sa réponse allait m’en­traîner dans une aventure qui durerait près d’un quart de siècle, bouleversant ma vie de fond en comble.
Il se montra d’une disponibilité et d’une patience exquise durant tout l’après-midi, n’exprimant jamais le moindre signe d’agacement ou de fatigue.

Mais ce corps constitue justement une aide précieuse pour cristalliser ce que vous vivez, pour incarner vos expériences, afin que votre vie ne soit pas une accumulation de théories ou d’opinions par lesquelles vous savez beaucoup de choses mais avec lesquelles vous pouvez peu intérieurement.
Acquérir le pouvoir d’agir sur soi-même, ce n’est pas un péché, c’est une qualité. Mais vous devez commencer par connaître quelles sont vos possibilités, votre disponibilité, savoir jus­qu’où vous pouvez aller et comment y aller, car vous ne pouvez pas prétendre aller au-delà de ce que vous pouvez.

Je lui demandai quelle était alors la première étape pour acquérir le pouvoir d’agir sur soi-même. Sa réponse fusa instantanément.
— Revenir au corps, voilà le grand secret ! Revenir à l’expérience du corps dans la vie sensitive. Revenir à tout ce que l’on récolte sensitivement, émotionnellement, et qui permet, non pas de nourrir le mental, mais un autre corps d’entendement. C’est à partir de là que peut surgir un autre type de regard.
Mais pour cela, il faut nourrir sa vie, la créer, sortir de la répétition et du connu. Ce connu est une base extraordinaire mais c’est aussi un piège énorme parce qu’il n’offre pas l’opportunité du changement.
Prenons l’exemple de notre rencontre. Vous êtes une situation humaine que je ne connais pas. En ce sens, j’ignore tout ce que vous pouvez déclencher en moi. Vous êtes un événement et je suis à l’accueil de cet événement. Vous voyez, la situation crée. Et cette situation est le résultat de vous et de moi, de notre relation. Maintenant, est-ce qu’il y a plus de vous ou plus de moi dans cette situation, cela ne m’intéresse pas, c’est la perméabilité entre vous et moi qui m’intéresse.
Si je suis disponible à cette relation, non pas dirigé vers un but mais ouvert, vous allez provoquer l’émer­gence d’élé­ments nouveaux en moi que je vais découvrir ou redécouvrir sous un autre aspect. Vous voyez l’importance de l’autre pour soi-même ?
Donc, je reste attentif à cet état d’étonnement et de renouveau dans lequel je veux être. Je me tiens en état d’ouverture.
Si je ne suis pas en état d’ouverture, je vais être dans la répétition ; mon imprimeur mental va imprimer ses vieux prospectus, c’est-à-dire ses pensées toutes faites, ses jugements à l’emporte-pièce. Je ne veux rien projeter sur vous parce que si je le fais, je vais vous habiller de mes vêtements. Au contraire, je veux être disponible à cette fraîcheur, à cet inconnu, que vous m’apportez. C’est dans cette partie de la vie, dans ce vivant, que je veux vivre.
Vous êtes une personne mais vous pourriez être un papillon. Ou une rose. Je peux me situer en face de vous comme je me situe en face d’une rose, il n’y a pas de différence. Parce que dans la rose, il y a l’être de la rose qui déclenche aussi en moi, si je le reçois, si je suis ouvert, des sensations, des émotions, des sentiments, des réflexions. La rose va me donner tout ce qu’elle possède, tout ce qu’elle a. Elle ne s’épuise pas et quand je pars, s’il en vient un autre, la rose continue de donner. Elle n’arrête pas de donner ! Mais comme nous sommes en état de fermeture, comme nous avons un égoïsme à l’intérieur de nous-mêmes, nous ne recevons plus, nous voulons imposer, nous voulons impressionner, influencer.
Voyez, au lieu de vous chercher, je fais tout mon possible pour être trouvé par vous. C’est l’accueil, vous comprenez ? C’est l’accueil qu’il faut déclencher, sinon je suis dans la pénétration. Et qu’est-ce que c’est, la pénétration ? C’est cette partie masculine en nous qui sait, qui juge, qui campe sur ses positions, qui aime le conflit et les joutes verbales pour avoir raison sur l’autre.
Il faut renverser notre attitude.
Comme dit Frère Jean : « Dieu souffre parce qu’il y a peu de Marie dans le monde. »
Qu’est-ce que cela signifie ? Marie, c’est l’enfan­te­ment, c’est-à-dire que Dieu a peu d’enfantements, peu de sources pour être enfanté. On ne veut pas se faire enfanter, on ne veut pas se rendre disponible pour cela. On veut projeter ! Les grands maîtres ont appelé cela : concupiscence, avidité, pouvoir. Nous sommes saturés de pouvoir, saturés d’avidité. Nous avons une espèce de frénésie à vouloir posséder, imposer, prouver, vous prouver que je suis quel­qu’un : « Tiens, voilà mon expérience ! Regarde, voilà ma vie ! »
Mais tout ça, c’est la préhistoire ! Ma vie commence à chaque instant. Le passé, c’est comme des armoires emplies d’archives. Oui, je peux vous ouvrir l’histoire du lac Titicaca quand, à quatorze ans, j’ai rencontré les Indiens Aymaras ; je peux aussi vous ouvrir l’histoire du Machu Picchu, mais tout cela, ce n’est que de l’anec­dote.

— C’est néanmoins ces histoires-là, dis-je, c’est-à-dire votre histoire personnelle, qui vous a permis d’être celui que vous êtes maintenant.
— Bien sûr, je ne peux pas nier mon histoire mais je ne suis pas cette histoire ; j’en suis la terminale, le dernier chaînon, aujourd’hui, en cet instant.

Sa présence était d’une telle densité que j’aurais pu, comme on dit vulgairement, la toucher. Non, cet homme n’était pas ordinaire. L’humanité, la grande bonté même, qui émanait de sa personne ne résultait visiblement pas d’une morale apprise mais semblait plutôt le fruit d’un extraordinaire travail intérieur.
Il avait ouvert un paquet de biscuits et pendant qu’il les disposait sur une assiette, je me demandais quel avait bien pu être son parcours pour en arriver là. Il tendit l’assiette vers moi. Cet homme, indéniablement, me touchait, non seulement sur le plan humain mais aussi par sa façon d’être, par la qualité qu’il mettait dans chacun de ses gestes. Je lui demandai alors s’il avait reçu un enseignement particulier, s’il pouvait, si ce n’était pas trop indiscret, me parler de sa vie…

Il sourit, d’un sourire particulièrement contagieux.
— Non, non, il n’y a pas de questions indiscrètes parce que je n’ai pas de vie particulière, cela a cessé de m’intéresser. J’ai toujours voulu que ma vie soit très transparente. Depuis l’enfance, instinctivement, j’ai horreur des mystères. Tous les mystères sont pour moi des sources de pouvoir. Quand on crée un mystère, dans une société, on cherche à créer du pouvoir.
Je suis un homme ordinaire et je vais continuer à l’être. À l’intérieur de cet homme ordinaire, il y a une grande lumière mais je ne veux pas transformer mon homme ordinaire en homme extraordinaire, non ! Je suis fier de mon homme ordinaire parce qu’il me permet d’être proche de l’humain, proche de la tendresse. Je ne vais pas me mettre dans une espèce de bouboule, hors du monde.

Il alluma un petit cigarillo.
— Oui, j’ai rencontré des êtres merveilleux dans ma vie. Des êtres qui m’ont guidé, aidé…

Il fit une pause comme s’il voulait prendre le temps de goûter les souvenirs qu’il convoquait dans sa mémoire.
(...)

© 2015 Editions du Relié




Extrait du chapitre 12 : 
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015






Chapitre XII
Devenir creux 
et se nourrir d’impressions






Nous étions environ une dizaine de personnes, à Paris, qui tentaient de mettre en pratique les propositions de Luis Ansa.
Ce jour-là, Luis nous avait proposé de venir à l’atelier à partir de dix-neuf heures. Quand nous arrivâmes, il était dans la cuisine en train de surveiller une énorme marmite d’où s’échappait un fumet particulièrement goûteux. « Ragoût d’agneau aux pommes », nous annonça-t-il.
Luis nous préparait souvent à manger, ce qui provoquait à chaque fois une véritable euphorie dans notre petit groupe car c’était un cuisinier hors pair.
Il embrassa chaleureusement chacun d’entre nous devant les fourneaux de la cuisinière, tout en soulevant régulièrement le couvercle du plat pour lancer une pleine poignée d’épices dans le bouillon. Au bout de quelques minutes, après l’avoir goûté une dernière fois, il nous annonça qu’on pouvait mettre la table.
Nous avions amené du vin, des fruits, des gâteaux, de l’alcool de prune, des chocolats… Ce fut un festin.
Avec le café Luis prit la parole.
— Nous vivons dans un monde d’énergies mais nous oublions que ces énergies n’ont pas de religion, ni de système philosophique, ni de croyances particulières, elles sont neutres.
On appelle « négatif », ce qui est en dysharmonie par rapport à une situation donnée mais l’énergie en soi n’est pas négative ou positive. Le négatif n’existe que par rapport à l’être humain parce que le négatif par rapport au cosmos, cela n’existe pas.
Lorsque l’énergie qui vient de l’univers entre dans l’atmosphère terrestre et humaine, elle se divise en deux forces que nous appelons, nous, le bien et le mal. Mais l’énergie du bien et l’énergie du mal viennent d’une même et unique force qui s’est divisée en deux formes.
Du point de vue de l’équilibre psychique et émotionnel du corps humain, on peut donc dire qu’il y a des choses qui sont positives et d’autres qui sont négatives mais l’énergie est une.
C’est en fait la mauvaise gestion des énergies dans notre vie quotidienne qui nous asservit.
Et cette mauvaise gestion résulte d’une cause essentielle : l’être humain est trop pressé, trop tendu vers un but : réussir ! Et pour réussir, il est guidé par une seule force, toujours la même, une force convexe.
Cette convexité obéit à une loi nécessaire à la nature et qui appartient au domaine de l’ampleur de la vie. Elle a permis à l’être humain de se développer, de conquérir la matière, les espaces, de découvrir le feu, l’architec­ture, de créer des cités, des avions, tout ce que nous avons. Cette force convexe est une force d’expansion.
Mais du coup, l’être humain mange d’une façon convexe, prie d’une façon convexe, étudie d’une façon convexe. Autrement dit, il vit d’une façon convexe, c’est-à-dire d’une façon toujours pénétrante, masculine, et jamais « captante », jamais féminine.
Les religions sont convexes, elles suivent ce principe d’expansion, elles posent des interdits, des dogmes, des récompenses, des châtiments… Il faut convertir, il faut convaincre l’autre.
Dans le monde convexe, je suis tout le temps en train de me justifier. Je me justifie vis-à-vis de moi-même, vis-à-vis de l’autre, vis-à-vis du « qu’en dira-t-on ». Comme mes actes obéissent à un désir de succès, je ne veux pas être considéré comme un raté car dans le monde convexe dans lequel je vis, les ratés sont éliminés.
Je suis constamment à l’affût de nouveautés, de sensationnalisme, c’est ce qui attire l’avidité dans laquelle la convexité se répand. Lorsque je suis irrité, susceptible, jaloux, je deviens convexe.
Le mental fonctionne bien sûr de façon convexe. Il faut toujours qu’il comprenne, qu’il pénètre tout ce qu’il touche avec la lumière de la raison, de la logique, de la loi de cause à effet. Une pensée convexe, c’est toujours : « j’espère, j’attends, je veux ».
Le monde de la convexité, dans lequel vous avez des certitudes, des nécessités de succès, de reconnaissance, d’amour-propre, vous amène ainsi très vite à la souffrance. Et votre vie devient le mur des lamentations.
Nous ne sommes pas des capteurs, nous sommes uniquement des émetteurs, des émetteurs de nos opinions, de nos caprices, de notre propre paranoïa obsessionnelle. Et tout cela donne des excuses à un personnage, à un moi, qui s’approprie ma vie et la dirige.
(...)

© 2015 Editions du Relié


Extrait du chapitre 15 :  
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015






Chapitre XV
Les trois pouvoirs



Ce dimanche-là, il n’y avait plus une seule chaise de libre dans l’atelier. Peut-être était-ce dû à ce magnifique soleil de printemps qui réchauffait nos cœurs et nos corps depuis quelques jours. Luis, habituellement habillé de blanc, portait une chemise bleue, comme s’il voulait souligner encore un peu plus le caractère particulier de cette journée. Lorsqu’il prit la parole, le brouhaha dans lequel nous étions plongés, s’arrêta.

— J’aimerais vous entretenir d’un sujet qui nous concerne tous.
J’ai lu un article dans un journal, cette semaine, sur les différentes formes de manipulation de l’individu, que ce soit dans des sectes, dans des promotions de thérapies totalement inefficaces ou dans des ventes de formations et de stages à la fois onéreux et inutiles.

Pourquoi les sectes existent-elles ? Il doit y avoir une cause. Et comment se fait-il qu’il y en ait autant ?
Posez-vous la question. Si vous ne vous posez pas la question, c’est que vous ne voulez pas voir que vous êtes susceptibles de tomber vous aussi dans une secte.
Si une secte existe, c’est parce que des gens y vont. Alors la question, c’est : pourquoi des gens vont dans une secte ?
Parce qu’on leur fait une promesse !
Dès l’instant où quelqu’un, un thérapeute, un gourou ou un kangourou, vous promet quelque chose, méfiez-vous ! Que ce soit dans le plan social, dans le plan spirituel, dans n’importe quel plan, une promesse est une escroquerie.
Pourquoi ? Parce qu’on ne peut promettre que des choses qui appartiennent au monde de la manipulation mentale. On rentre dans le système du chantage. Je te fais miroiter ceci et toi, pour l’obtenir, tu seras prêt à croire et à accepter un certain nombre de choses.
J’ai eu la grande chance de connaître plusieurs maîtres. À chaque fois, ces maîtres m’ont dit :
« Luis, je ne peux rien te promettre, je n’en ai pas le droit ! Si tu fais le travail que je te propose, ta créature peut, peut-être, gagner une libération, une expansion, une dilatation. Mais ne cherche jamais à t’approprier ce monde, car ce que tu voudrais t’approprier te tuera. Tu ne peux pas jouer avec Dieu. Ne te mélange jamais avec les êtres humains qui jouent avec les idées de Dieu. »
Pourquoi un maître ne s’octroie-t-il pas ce droit à l’imposture de promettre quelque chose ? Parce que l’homme n’est pas une machine, ni une structure figée. Il y a un au-delà dans l’homme. Il y a sa destinée propre, sa mémoire, ses différentes incarnations. Peut-être ne doit-il pas accéder à un bonheur maintenant. Vous ne pouvez donc pas le lui promettre parce que ce n’est pas le bonheur qu’il lui faut mais un coup de pied au cul ! À l’inverse, ce n’est peut-être pas d’un coup de pied au cul dont il a besoin mais d’autre chose, d’une preuve d’amour, par exemple.
Mais quand on veut vous manipuler, on va vous promettre le ciel et la terre à travers un enseignement, à travers une thérapie, à travers un pouvoir que l’on attribue à un gourou ou à un chef de secte. Et des tas de gens vont y croire, des tas de gens seront même prêts à payer pour y avoir accès.
Mais qui sont ces gens ? Vous allez tout de suite me dire : « Ah non, certainement pas moi ! »
Et pourquoi les autres tomberaient dans le panneau et pas vous ? Qu’est-ce qui vous fait croire que vous seriez moins naïfs ?
Qu’est-ce qui vous fait croire, surtout, que vous ne pourriez pas devenir vous-mêmes fanatiques et intolérants ? Qu’est-ce qui vous empêche de basculer dans un sectarisme ? Qu’est-ce qui vous empêche de transformer la voie du sentir en une secte ?
Posez-vous la question. Et vous allez voir si, en vous, il n’y a pas ce désir sectaire d’accéder à un pouvoir.
Pouvoir, pouvoir, pouvoir ! Tout le monde, ici, est susceptible de tomber dans la recherche du pouvoir.
Comment cela fonctionne-t-il ? Qu’est-ce que les sectes vous promettent ? Du malheur, de l’infortune, de la détresse ? Non, elles vous promettent le ciel, le bonheur, la rencontre du bon époux ou de la bonne épouse, la réussite intérieure. Tous les pièges du pouvoir sont là.
On vous manipule toujours par le pouvoir de la parole. Il ne s’agit donc pas d’écouter ce qui est dit mais de voir les actes qui sont posés. C’est comme dans la drague, on vous fait croire ce que vous voulez entendre. Les méthodes du marketing pour avoir des clients, pour vendre un produit et pour faire de l’argent ne font qu’utiliser l’image et la parole.
Pour vous manipuler, l’image du maître doit donc être contrôlée, elle doit être au-delà de tout ce que l’on peut penser : c’est un surhumain, un démiurge qui a tous les pouvoirs, qui sait tout, qui peut tout.
Et les gens le croient !
Toutes sortes de faux maîtres pullulent. Ils travaillent en laissant les gens avec des béquilles et ils leur certifient qu’il faut avoir des béquilles. Mais comme je le dis souvent, si la fausse monnaie existe, c’est parce que la vrai
e existe aussi.
Alors, regardez les situations humaines, les situations sociales, ouvrez les yeux, soyez un peu moins stupides et demandez-vous pour quelles raisons toutes ces choses se produisent. C’est parce qu’il existe des stratégies de langage qui sont redoutables : « Venez chez nous, ici, vous allez être heureux, vous serez aimé. Le Maître va vous amener le ciel, vous révéler à vous-même. Il va vous donner l’ouverture de l’esprit… »
Le plus grave, ce n’est pas que cela existe, c’est que l’on y croit.
On peut dire que c’est la faute de l’État, de la police, la faute de ceci ou de cela, mais ce n’est pas vrai. Parce qu’une secte et son kangourou vous manipulent à travers toutes vos faiblesses : votre rêve de bonheur, votre rêve de devenir quelqu’un d’important.
Le gourou ou le kangourou va me dire : « Tu vas être mon lieutenant, tu vas me représenter ! »
Regardez bien comment on vous manipule : Est-ce que je vais avoir l’impression d’être vraiment quelqu’un en devenant le lieutenant du kangourou ? Est-ce que je vais être vraiment heureux avec ça ? Si cela vous rend heureux, c’est parce que vous considérez que vous n’êtes rien.
Si vous pensez ainsi, je ne dirai pas que c’est une pensée négative, je parlerai plutôt de pensée stupide. Pourquoi est-ce qu’on peut croire à une telle ânerie ? Parce que nous sommes crédules. Mais cette crédulité n’existe pas par hasard, elle est formatée par un désir : réussir, réussir, réussir !
On vous manipule dès que l’on vous propose d’être autre chose que ce que vous êtes. « Tu vas devenir un apôtre de la paix, tu vas apporter le bonheur aux autres, tu vas sauver des gens ! » Voilà le tralala qu’on vous sert partout !
C’est pour cela que dans la voie du sentir et dans ce travail sensitif, il n’y a aucun dogme, aucun devoir. Je vous ai dit chaque fois : « soyez libre ! » Surtout, soyez libre ! Je ne suis en rien supérieur à vous, vous n’êtes en rien supérieur à moi. Vous n’êtes pas inférieurs non plus. Nous sommes des amis faisant un travail d’ex­ploration.


Si j’ai profondément admiré le chamanisme, c’est parce que dans le chamanisme, il n’y a aucune pro­messe. Celui qui promet quoi que ce soit à un autre, c’est un spéculateur, un manipulateur.
(...)


© 2015 Editions du Relié




Extrait du chapitre 17 :  
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015







Chapitre XVII
Et si l’on parlait d’amour…




Nous n’étions qu’à la fin du mois de juin mais la chaleur de l’été était arrivée d’un seul coup. Paris étouffait, Paris suffoquait. On avait laissé les fenêtres de l’atelier entrouvertes pour tenter de créer un courant d’air mais rien n’y faisait. Les journaux parlaient de canicule ; d’autres, plus sombres, de dérèglement climatique.
Luis, en chemisette blanche, entourée de deux ven­ti­lateurs, les cheveux au vent, semblait radieux.

Nous étions quelques amis assis en sa compagnie. La discussion s’était mise à tourner autour du thème général de l’amour.
— On se gargarise constamment de mots, intervint tout à coup Luis. On peut parler de l’amour pendant des jours et des jours. Ce qui est préférable, c’est de le faire passer dans les actes.
Il faudrait déjà savoir de quel amour on parle ? De celui qui fait dire à un accusé : « Oui, Monsieur le Juge, j’ai tué ma femme par amour » ?
Il faut s’entendre sur ce mot car l’amour a beaucoup de degrés. Il a aussi des formes différentes, bien sûr. Il peut passer par la tendresse comme il peut passer par la rigueur. Lorsque vous voulez éviter une souffrance à votre enfant, vous ne lui parlez pas avec douceur mais avec fermeté. S’il approche ses doigts d’une flamme, vous donnez une tape sur sa main pour qu’il ne se brûle pas et sa main lui fera mal. Cela aussi, c’est de l’amour.
En fait, on ne peut pas parler de l’amour. Il est intransmissible. C’est de l’incandescence, du feu. C’est aussi ce qu’on appelle la grâce. C’est comme pour le mot Dieu, il est préférable de ne pas le nommer parce qu’en le nommant, on le réduit.

Nos questions se firent alors plus précises. Quelle place avait l’amour dans la voie du sentir ? Était-il important dans notre pratique ? Pouvait-il nous en dire un peu plus ?
Luis se mit à sourire, puis il alluma un cigarillo.
— Connaissez-vous la clé du chamanisme ? Savez-vous quelle est celle du Christianisme ? C’est la même clé. Et si vous avez cette clé, elle peut vous ouvrir les portes d’une énorme connaissance. C’est une connaissance que Jésus de Nazareth a amenée. Cette clé, je vous la donne, c’est le mot : « Je t’aime ».
Il n’existe pas d’autre clé.
Mais ce mot « Je t’aime » est un serment qui implique une très grande renonciation. « Je t’aime » implique que je cesse d’être moi-même pour devenir le lieu de l’autre. En étant le lieu de l’autre, il se passe des choses extraordinaires parce que l’autre m’apporte l’altérité nécessaire pour que je cesse d’être moi-même et cela, sans opposition.
Mais comme nous sommes embourbés dans notre ego, nous ne voulons pas cette altérité, nous voulons la multiplicité de nos personnages.

Luis resta un instant silencieux puis tira une longue bouffée sur son cigarillo.
— D’une façon générale, reprit-il, on met l’amour à toutes les sauces mais en définitive, on ne sait pas ce que c’est.
Dans le monde du chamanisme, l’amour n’est pas regardé comme un sentiment mais comme une énergie. Une très haute énergie qu’il faut savoir gérer. Dans le plan causal, l’énergie en tant que telle est neutre. En ce sens, l’amour est une énergie neutre. Elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’a pas de parti pris. C’est pour cela que Gurdjieff disait : « Le bien absolu n’existe pas, le mal absolu n’existe pas non plus. »
Tout dépend du lieu à travers lequel cette énergie passe pour s’incarner dans la matière. Elle peut descendre dans le lieu que je suis et selon ce que je suis, être transformée en énergie positive ou en énergie négative. L’amour prend les formes que l’individu humain lui donne, et cela peut être l’élévation la plus haute comme la barbarie la plus effrayante.
Parce que si je crois que l’amour est une force qui élève, je vais devoir me poser la question : « Quelle est la force qui abaisse ? » Et là, je me retrouve dans la doctrine d’Aristote, je suis dans la dualité, dans la division : il y a un Dieu bon et un diable mauvais.
Si je dis au contraire que lorsque cette force pénètre dans la sphère humaine, elle prend la coloration que je lui donne, c’est beaucoup moins confortable parce que, là, je deviens responsable.
Je peux continuer à penser qu’il y a Dieu d’un côté et le diable, de l’autre. Mais cette séparation est un piège colossal parce que lorsque je l’accepte pour l’extérieur, je l’accepte également pour moi-même.
Au lieu de croire dans un Dieu et dans un diable, je peux aussi accepter l’existence d’un mystère qui, dans le monde humain, prend deux formes. À ce moment-là, je ne sépare plus. Je suis constitué d’une partie animale qui est avide, ambitieuse, qui cherche le pouvoir et d’une partie angélique qui est en formation.
Alors comme dit Jésus : « Je n’ai que le choix ». Les deux possibilités sont là. C’est à moi de me pencher vers l’une ou vers l’autre.
Donc, par rapport à cette force qu’est l’amour, tout dépend de comment je l’utilise. Ou si vous préférez, tout dépend de « qui » je suis, de quel lieu de passage je suis. Parce que si je suis opaque, je vais créer de l’ombre et si je suis transparent, je vais émettre et donner de la lumière.
Quelles actions est-ce que je produis avec cette énergie qui me traverse ? Est-ce que j’en fais une énergie qui unifie, qui rassemble et lie les êtres et les choses entre eux ? Ou est-ce que j’en fais une énergie qui divise, qui sépare et tire vers le bas ?
Regardez en vous.
(...)

© 2015 Editions du Relié