samedi 23 mai 2015


Extrait du chapitre 1 :  
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015

Chapitre I
Le parfum de l’Ami





Il avait plu toute la nuit. Lorsque je me suis levé, un timide rayon de soleil jouait sur les toits d’ardoises grises qui s’étalaient devant ma fenêtre. Un vent froid soufflait entre les immeubles. Le climat de cette ville était toujours aussi déprimant, même au printemps.
Je me suis fait un thé, pensant à l’homme que je devais rencontrer, en début d’après-midi. Je ne le connaissais pas. Je venais de fonder une maison d’édition avec un ami et nous désirions rééditer un ouvrage qu’il avait écrit quelques années auparavant et qui s’intitulait : « Le Quatrième Royau­me ».
On me l’avait présenté comme un homme de connaissance ou, selon la terminologie d’aujourd’hui, comme un être éveillé. Cette notion d’éveil n’appartenait pas à notre culture occidentale mais elle s’était peu à peu imposée dans le monde de la spiritualité contemporaine pour désigner des témoignages issus d’une expérience directe et non d’une érudition. Et c’était précisément ce type de parole que nous désirions publier et faire connaître.
Je me disais, tout en buvant mon thé, devant ce ciel qui s’assombrissait de minute en minute, que cette rencontre pouvait être aussi une opportunité pour poser à cet homme quelques questions personnelles. Pourquoi ce monde était-il si violent ? Était-il possible de sortir de ce manque et de cette insatisfaction que je ressentais malgré le confort dans lequel je vivais ?

Luis Ansa était peintre et c’est dans son atelier qu’il m’avait donné rendez-vous, au fin fond d’un quartier populaire de Paris.
Le premier souvenir que je garde de notre rencontre, c’est le vieil escalier de bois aux marches usées par le temps que je gravis lentement pour arriver devant sa porte, puis cette petite plaque en plexiglas, vissée contre le mur, sous la sonnette, où était gravé « Atelier Ansa » et son sourire lorsqu’il m’ouvrit la porte.
L’homme était impressionnant, de charme et de beauté, tout habillé de blanc, jusqu’aux chaussures. Je lui ai donné la quarantaine (j’appris des années plus tard qu’il était bien plus âgé). Un visage d’une grande douceur, des lunettes imposantes qui ne pouvaient cacher un regard profond dans lequel il m’avait déjà enveloppé. Ses longs cheveux noirs, coiffés en arrière, dégageaient un front large et puissant. Il m’invita à entrer d’une façon si cordiale qu’il me donna l’impression d’être déjà l’un de ses amis.
De grandes verrières éclairaient une vaste pièce au parquet de bois. Sur ma gauche, un vieux fauteuil et une télévision. Quelques meubles, des étagères, des commodes sur lesquelles se trouvait un gentil fouillis de tubes de peinture, de flacons mystérieux, de pots en tout genre… Sur ma droite, une grande planche, posée sur des tréteaux, faisait office de table autour de laquelle étaient disposées plusieurs chaises. Derrière, une petite bibliothèque, emplie de livres. Des peintures de fleurs et de femmes nues couvraient les murs, ce qui eut pour effet de me mettre instantanément à l’aise. Non, je n’étais pas en présence d’un homme austère tel que la religion nous y avait habitués lorsqu’il était question de spiritualité.
Une musique de Bach, très douce, accompagnait le grand calme qui régnait dans l’atelier. Nous n’étions que tous les deux. Il commença par m’offrir un café que j’acceptai avec plaisir. La réédition de son livre fut réglée en quelques minutes. Au second café, je lui demandai s’il lui était possible de me parler de son parcours et de son travail afin d’écrire une introduction au livre. Après son accord, j’installai un micro entre nous et lui posai une première question. J’ignorais encore que cette introduction ne serait jamais publiée mais que sa réponse allait m’en­traîner dans une aventure qui durerait près d’un quart de siècle, bouleversant ma vie de fond en comble.
Il se montra d’une disponibilité et d’une patience exquise durant tout l’après-midi, n’exprimant jamais le moindre signe d’agacement ou de fatigue.

Mais ce corps constitue justement une aide précieuse pour cristalliser ce que vous vivez, pour incarner vos expériences, afin que votre vie ne soit pas une accumulation de théories ou d’opinions par lesquelles vous savez beaucoup de choses mais avec lesquelles vous pouvez peu intérieurement.
Acquérir le pouvoir d’agir sur soi-même, ce n’est pas un péché, c’est une qualité. Mais vous devez commencer par connaître quelles sont vos possibilités, votre disponibilité, savoir jus­qu’où vous pouvez aller et comment y aller, car vous ne pouvez pas prétendre aller au-delà de ce que vous pouvez.

Je lui demandai quelle était alors la première étape pour acquérir le pouvoir d’agir sur soi-même. Sa réponse fusa instantanément.
— Revenir au corps, voilà le grand secret ! Revenir à l’expérience du corps dans la vie sensitive. Revenir à tout ce que l’on récolte sensitivement, émotionnellement, et qui permet, non pas de nourrir le mental, mais un autre corps d’entendement. C’est à partir de là que peut surgir un autre type de regard.
Mais pour cela, il faut nourrir sa vie, la créer, sortir de la répétition et du connu. Ce connu est une base extraordinaire mais c’est aussi un piège énorme parce qu’il n’offre pas l’opportunité du changement.
Prenons l’exemple de notre rencontre. Vous êtes une situation humaine que je ne connais pas. En ce sens, j’ignore tout ce que vous pouvez déclencher en moi. Vous êtes un événement et je suis à l’accueil de cet événement. Vous voyez, la situation crée. Et cette situation est le résultat de vous et de moi, de notre relation. Maintenant, est-ce qu’il y a plus de vous ou plus de moi dans cette situation, cela ne m’intéresse pas, c’est la perméabilité entre vous et moi qui m’intéresse.
Si je suis disponible à cette relation, non pas dirigé vers un but mais ouvert, vous allez provoquer l’émer­gence d’élé­ments nouveaux en moi que je vais découvrir ou redécouvrir sous un autre aspect. Vous voyez l’importance de l’autre pour soi-même ?
Donc, je reste attentif à cet état d’étonnement et de renouveau dans lequel je veux être. Je me tiens en état d’ouverture.
Si je ne suis pas en état d’ouverture, je vais être dans la répétition ; mon imprimeur mental va imprimer ses vieux prospectus, c’est-à-dire ses pensées toutes faites, ses jugements à l’emporte-pièce. Je ne veux rien projeter sur vous parce que si je le fais, je vais vous habiller de mes vêtements. Au contraire, je veux être disponible à cette fraîcheur, à cet inconnu, que vous m’apportez. C’est dans cette partie de la vie, dans ce vivant, que je veux vivre.
Vous êtes une personne mais vous pourriez être un papillon. Ou une rose. Je peux me situer en face de vous comme je me situe en face d’une rose, il n’y a pas de différence. Parce que dans la rose, il y a l’être de la rose qui déclenche aussi en moi, si je le reçois, si je suis ouvert, des sensations, des émotions, des sentiments, des réflexions. La rose va me donner tout ce qu’elle possède, tout ce qu’elle a. Elle ne s’épuise pas et quand je pars, s’il en vient un autre, la rose continue de donner. Elle n’arrête pas de donner ! Mais comme nous sommes en état de fermeture, comme nous avons un égoïsme à l’intérieur de nous-mêmes, nous ne recevons plus, nous voulons imposer, nous voulons impressionner, influencer.
Voyez, au lieu de vous chercher, je fais tout mon possible pour être trouvé par vous. C’est l’accueil, vous comprenez ? C’est l’accueil qu’il faut déclencher, sinon je suis dans la pénétration. Et qu’est-ce que c’est, la pénétration ? C’est cette partie masculine en nous qui sait, qui juge, qui campe sur ses positions, qui aime le conflit et les joutes verbales pour avoir raison sur l’autre.
Il faut renverser notre attitude.
Comme dit Frère Jean : « Dieu souffre parce qu’il y a peu de Marie dans le monde. »
Qu’est-ce que cela signifie ? Marie, c’est l’enfan­te­ment, c’est-à-dire que Dieu a peu d’enfantements, peu de sources pour être enfanté. On ne veut pas se faire enfanter, on ne veut pas se rendre disponible pour cela. On veut projeter ! Les grands maîtres ont appelé cela : concupiscence, avidité, pouvoir. Nous sommes saturés de pouvoir, saturés d’avidité. Nous avons une espèce de frénésie à vouloir posséder, imposer, prouver, vous prouver que je suis quel­qu’un : « Tiens, voilà mon expérience ! Regarde, voilà ma vie ! »
Mais tout ça, c’est la préhistoire ! Ma vie commence à chaque instant. Le passé, c’est comme des armoires emplies d’archives. Oui, je peux vous ouvrir l’histoire du lac Titicaca quand, à quatorze ans, j’ai rencontré les Indiens Aymaras ; je peux aussi vous ouvrir l’histoire du Machu Picchu, mais tout cela, ce n’est que de l’anec­dote.

— C’est néanmoins ces histoires-là, dis-je, c’est-à-dire votre histoire personnelle, qui vous a permis d’être celui que vous êtes maintenant.
— Bien sûr, je ne peux pas nier mon histoire mais je ne suis pas cette histoire ; j’en suis la terminale, le dernier chaînon, aujourd’hui, en cet instant.

Sa présence était d’une telle densité que j’aurais pu, comme on dit vulgairement, la toucher. Non, cet homme n’était pas ordinaire. L’humanité, la grande bonté même, qui émanait de sa personne ne résultait visiblement pas d’une morale apprise mais semblait plutôt le fruit d’un extraordinaire travail intérieur.
Il avait ouvert un paquet de biscuits et pendant qu’il les disposait sur une assiette, je me demandais quel avait bien pu être son parcours pour en arriver là. Il tendit l’assiette vers moi. Cet homme, indéniablement, me touchait, non seulement sur le plan humain mais aussi par sa façon d’être, par la qualité qu’il mettait dans chacun de ses gestes. Je lui demandai alors s’il avait reçu un enseignement particulier, s’il pouvait, si ce n’était pas trop indiscret, me parler de sa vie…

Il sourit, d’un sourire particulièrement contagieux.
— Non, non, il n’y a pas de questions indiscrètes parce que je n’ai pas de vie particulière, cela a cessé de m’intéresser. J’ai toujours voulu que ma vie soit très transparente. Depuis l’enfance, instinctivement, j’ai horreur des mystères. Tous les mystères sont pour moi des sources de pouvoir. Quand on crée un mystère, dans une société, on cherche à créer du pouvoir.
Je suis un homme ordinaire et je vais continuer à l’être. À l’intérieur de cet homme ordinaire, il y a une grande lumière mais je ne veux pas transformer mon homme ordinaire en homme extraordinaire, non ! Je suis fier de mon homme ordinaire parce qu’il me permet d’être proche de l’humain, proche de la tendresse. Je ne vais pas me mettre dans une espèce de bouboule, hors du monde.

Il alluma un petit cigarillo.
— Oui, j’ai rencontré des êtres merveilleux dans ma vie. Des êtres qui m’ont guidé, aidé…

Il fit une pause comme s’il voulait prendre le temps de goûter les souvenirs qu’il convoquait dans sa mémoire.
(...)

© 2015 Editions du Relié