samedi 23 mai 2015

Extrait du chapitre 17 :  
« Luis Ansa, la voie du Sentir », Editions du Relié, 2015







Chapitre XVII
Et si l’on parlait d’amour…




Nous n’étions qu’à la fin du mois de juin mais la chaleur de l’été était arrivée d’un seul coup. Paris étouffait, Paris suffoquait. On avait laissé les fenêtres de l’atelier entrouvertes pour tenter de créer un courant d’air mais rien n’y faisait. Les journaux parlaient de canicule ; d’autres, plus sombres, de dérèglement climatique.
Luis, en chemisette blanche, entourée de deux ven­ti­lateurs, les cheveux au vent, semblait radieux.

Nous étions quelques amis assis en sa compagnie. La discussion s’était mise à tourner autour du thème général de l’amour.
— On se gargarise constamment de mots, intervint tout à coup Luis. On peut parler de l’amour pendant des jours et des jours. Ce qui est préférable, c’est de le faire passer dans les actes.
Il faudrait déjà savoir de quel amour on parle ? De celui qui fait dire à un accusé : « Oui, Monsieur le Juge, j’ai tué ma femme par amour » ?
Il faut s’entendre sur ce mot car l’amour a beaucoup de degrés. Il a aussi des formes différentes, bien sûr. Il peut passer par la tendresse comme il peut passer par la rigueur. Lorsque vous voulez éviter une souffrance à votre enfant, vous ne lui parlez pas avec douceur mais avec fermeté. S’il approche ses doigts d’une flamme, vous donnez une tape sur sa main pour qu’il ne se brûle pas et sa main lui fera mal. Cela aussi, c’est de l’amour.
En fait, on ne peut pas parler de l’amour. Il est intransmissible. C’est de l’incandescence, du feu. C’est aussi ce qu’on appelle la grâce. C’est comme pour le mot Dieu, il est préférable de ne pas le nommer parce qu’en le nommant, on le réduit.

Nos questions se firent alors plus précises. Quelle place avait l’amour dans la voie du sentir ? Était-il important dans notre pratique ? Pouvait-il nous en dire un peu plus ?
Luis se mit à sourire, puis il alluma un cigarillo.
— Connaissez-vous la clé du chamanisme ? Savez-vous quelle est celle du Christianisme ? C’est la même clé. Et si vous avez cette clé, elle peut vous ouvrir les portes d’une énorme connaissance. C’est une connaissance que Jésus de Nazareth a amenée. Cette clé, je vous la donne, c’est le mot : « Je t’aime ».
Il n’existe pas d’autre clé.
Mais ce mot « Je t’aime » est un serment qui implique une très grande renonciation. « Je t’aime » implique que je cesse d’être moi-même pour devenir le lieu de l’autre. En étant le lieu de l’autre, il se passe des choses extraordinaires parce que l’autre m’apporte l’altérité nécessaire pour que je cesse d’être moi-même et cela, sans opposition.
Mais comme nous sommes embourbés dans notre ego, nous ne voulons pas cette altérité, nous voulons la multiplicité de nos personnages.

Luis resta un instant silencieux puis tira une longue bouffée sur son cigarillo.
— D’une façon générale, reprit-il, on met l’amour à toutes les sauces mais en définitive, on ne sait pas ce que c’est.
Dans le monde du chamanisme, l’amour n’est pas regardé comme un sentiment mais comme une énergie. Une très haute énergie qu’il faut savoir gérer. Dans le plan causal, l’énergie en tant que telle est neutre. En ce sens, l’amour est une énergie neutre. Elle n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’a pas de parti pris. C’est pour cela que Gurdjieff disait : « Le bien absolu n’existe pas, le mal absolu n’existe pas non plus. »
Tout dépend du lieu à travers lequel cette énergie passe pour s’incarner dans la matière. Elle peut descendre dans le lieu que je suis et selon ce que je suis, être transformée en énergie positive ou en énergie négative. L’amour prend les formes que l’individu humain lui donne, et cela peut être l’élévation la plus haute comme la barbarie la plus effrayante.
Parce que si je crois que l’amour est une force qui élève, je vais devoir me poser la question : « Quelle est la force qui abaisse ? » Et là, je me retrouve dans la doctrine d’Aristote, je suis dans la dualité, dans la division : il y a un Dieu bon et un diable mauvais.
Si je dis au contraire que lorsque cette force pénètre dans la sphère humaine, elle prend la coloration que je lui donne, c’est beaucoup moins confortable parce que, là, je deviens responsable.
Je peux continuer à penser qu’il y a Dieu d’un côté et le diable, de l’autre. Mais cette séparation est un piège colossal parce que lorsque je l’accepte pour l’extérieur, je l’accepte également pour moi-même.
Au lieu de croire dans un Dieu et dans un diable, je peux aussi accepter l’existence d’un mystère qui, dans le monde humain, prend deux formes. À ce moment-là, je ne sépare plus. Je suis constitué d’une partie animale qui est avide, ambitieuse, qui cherche le pouvoir et d’une partie angélique qui est en formation.
Alors comme dit Jésus : « Je n’ai que le choix ». Les deux possibilités sont là. C’est à moi de me pencher vers l’une ou vers l’autre.
Donc, par rapport à cette force qu’est l’amour, tout dépend de comment je l’utilise. Ou si vous préférez, tout dépend de « qui » je suis, de quel lieu de passage je suis. Parce que si je suis opaque, je vais créer de l’ombre et si je suis transparent, je vais émettre et donner de la lumière.
Quelles actions est-ce que je produis avec cette énergie qui me traverse ? Est-ce que j’en fais une énergie qui unifie, qui rassemble et lie les êtres et les choses entre eux ? Ou est-ce que j’en fais une énergie qui divise, qui sépare et tire vers le bas ?
Regardez en vous.
(...)

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